Crédit:

Boko Haram : l’allié devenu encombrant du président Déby

Document disponible en version arabe et anglais sur: Al-tarabout.wordpress.com

Ce jour vendredi 11 décembre, Deby décide de rappeler à N’Djamena tous les militaires tchadiens envoyer au Nigeria pour combattre la secte islamiste Boko-Haram. Un mois plutôt le 07 novembre, il rappela dare-dare les Forces armées tchadiennes d’intervention au Cameroun (Fatic – plusieurs milliers d’hommes). Mais derrière cette posture de chasseur des terroristes, Idriss Deby a contribué activement à la montée fulgurante de Boko Haram.

Boko Haram-Tchad : rupture d’une alliance sulfureuse

L’année 2015 a commencé de manière bien sinistre sur les bords du lac Tchad, où Boko Haram1 a massacré plusieurs centaines de civils dans la petite ville de Baga, au Nigeria, et incendié une quinzaine de villages à ses alentours. La barbarie de ces actes – sans doute le pire crime de masse commis par la milice dirigée par Abubakar Shekau – s’explique peut-être par le fait que Baga abritait le quartier général de la Force multinationale mixte (MNJTF, selon son sigle anglais) censée combattre le banditisme et le terrorisme dans la région, et créée par les Etats membres de la Commission du bassin du lac Tchad. Ses soldats nigériens et tchadiens avaient déserté Baga quelques semaines plus tôt et les derniers militaires nigérians restés sur place n’ont guère résisté à l’assaut de Boko Haram.

La tuerie de Baga peut être considérée comme un tournant dans la guerre qui se déroule dans la région du lac Tchad. Certes, il fallut que l’émotion due à l’attentat contre Charlie Hebdo à Paris retombe pour que les médias européens prennent conscience de l’ampleur du massacre. Mais, surtout, elle a marqué un changement radical d’attitude d’un des Etats de la région dont l’activité apparaissait jusque-là pour le moins ambiguë.

Le 29 janvier, une douzaine de jours après son entrée au nord du Cameroun, l’armée tchadienne affrontait pour la première fois la milice djihadiste2. Puis, le 3 février, sans l’accord des autorités d’Abuja, elle délogeait Boko Haram de la petite ville de Gambaru, du côté nigérian de la frontière avec le Cameroun3. Entre-temps, alors que l’armée tchadienne se déployait également dans le sud-est du Niger, le siège de la MNJTF était transféré, le 20 janvier, de Baga à N’Djamena. En outre, il était décidé que cette force, jusque-là minée par les dissensions entre les Etats qui l’avaient fondée, devait être revitalisée et dotée d’un mandat de l’Union africaine, qui fut obtenu quelques semaines plus tard4.

Alors que la déliquescence de l’armée nigériane avait permis une inquiétante montée en puissance de la milice de Shekau, notamment sur les rives du lac Tchad, dont quatre pays se partagent les eaux, le président tchadien Idriss Déby s’affirmait, à nouveau, comme l’irremplaçable rempart antiterroriste africain, deux ans après avoir été le premier soutien de la France pour expulser les groupes djihadistes du nord du Mali.

À y regarder de plus près, la réalité pourrait cependant être plus complexe. Durant les mois précédant le revirement du Tchad, des questions contradictoires, souvent troublantes, se posaient sur le rôle de ce pays dans la lutte contre Boko Haram.

Tout d’abord, il faut constater qu’en dépit de sa proximité géographique avec les zones sous contrôle de Boko Haram au Nigeria, aucune attaque n’avait, jusqu’au 13 février 20155, frappé le territoire tchadien6. Pourtant, de l’autre côté de la frontière, à quelques dizaines de kilomètres de N’Djamena, la capitale tchadienne, les raids et attentats de Boko Haram étaient devenus pratiquement quotidiens, et ce depuis près de trois ans au Cameroun, et encore davantage au nord-est du Nigeria.

Par ailleurs, les nombreuses armes saisies dans le nord du Cameroun tout au long de 2014 et destinées, selon toute vraisemblance, à alimenter Boko Haram provenaient presque systématiquement du Tchad. Par exemple, le 26 mars 2014, près de Fotokol, sur indication de villageois, une cache souterraine était mise à jour. On y trouva, notamment, 239 kalachnikovs, une tonne de grenades, un canon, un mortier, 9 mitrailleuses, 6 fusils FAL et 11 lance-roquettes7. De même, le 23 septembre, à Kousseri, ville camerounaise faisant face à N’Djamena, ce furent, entre autres, 5 mitraillettes, 24 roquettes, 4 lance-roquettes et 6 kalachnikovs qui ont été découvertes dans la villa d’un responsable local du groupe armé8. Le 12 novembre, à Kousseri, la police a intercepté, dans une cache aménagée dans un véhicule qui venait de passer la frontière tchadienne, 15 mitrailleuses, 6 AK-47, un lance-roquettes de type RPG et près d’un millier de cartouches9.

Un pays saturé d’armes

D’autres armes, saisies au Nigeria notamment par la MNJTF en 2012, semblaient venir également du Tchad, à travers le lac éponyme10. Le Tchad est visiblement devenu le lieu où confluent les routes du trafic d’armes, venant principalement de Libye, décrite comme un « arsenal à ciel ouvert » depuis le l’intervention de l’OTAN en 2011. D’autres pays en proie à des conflits y contribuent également, comme le Soudan ou la Centrafrique. Par ailleurs, le gouvernement de N’Djamena est confronté à une forte prolifération d’armes de guerre, héritée de deux épisodes de guerre civile (1965-1979 et 2005-2010), de diverses interventions militaires dans des pays de la région et du retour de nombreux Tchadiens, parfois armés, dans leur pays après le renversement de Mouammar Kadhafi11. Pour tenter de maîtriser la détention illicite d’armes à feu, les autorités procèdent à des fouilles et des perquisitions parmi les civils et les démobilisés12. Ce contexte pourrait inciter certains habitants à se débarrasser des armes en leur possession en les vendant à des trafiquants qui, à leur tour, les injecteraient dans les circuits alimentant Boko Haram13.

Une autre source qui a alimenté Boko Haram en armes aurait pu être l’armée tchadienne elle-même. C’est du moins ce qu’a affirmé un officier supérieur de la gendarmerie camerounaise, selon lequel le groupe armé entretenait des liens étroits avec des militaires tchadiens14. Des accusations croisées éclaboussent les armées nigériane et camerounaise. Il est bien entendu difficile d’évaluer l’ampleur et l’impact de telles complicités, bien que les allégations concernant les connexions entre l’armée d’Abuja et les djihadistes soient bien plus nombreuses et circonstanciées15 que celles visant les armées de ses deux voisins.

Quoi qu’il en soit, on peut s’interroger sur le faible nombre d’arrestations de trafiquants et de saisies d’armes destinées à Boko Haram opérées en territoire tchadien, en flagrant contraste avec la situation au nord du Cameroun. Nos recherches n’ont révélé que deux cas, peu détaillés, d’arrestation de trafiquants soupçonnés d’alimenter le groupe armé. D’abord, celui de cinq Camerounais qui, à une date indéterminée en 2013, avaient tenté d’introduire dans leur pays des armes cachées dans des sacs d’arachides et avaient été arrêtés au Tchad16. Ensuite, celui, bien plus récent, concernant la saisie de 30 armes de guerre début janvier 2015, à Dougya, une localité sur le fleuve Chari, faisant face au Cameroun17.

Si un de ces deux cas mis à jour au Tchad concernait des citoyens camerounais, plusieurs saisies d’armes opérées au Cameroun impliquaient des Tchadiens. Des ressortissants de ce pays sont également actifs dans des trafics bien plus loin éloignés. Ainsi, à au moins cinq reprises en l’espace de quelques semaines, des contrebandiers tchadiens ont été arrêtés dans le sud de l’Algérie18. Même s’il n’est pas établi que toutes ces affaires concernent du trafic d’armes et malgré le fait que des citoyens d’autres pays, dont le Niger et le Soudan, étaient souvent impliqués, cela suggère une forte culture de la contrebande transsaharienne de certains ressortissants tchadiens.

La participation de nombreux citoyens de pays sahéliens à des activités de contrebande a sans doute été rendue plus aigüe par l’expulsion de plusieurs centaines de milliers de travailleurs de ces pays par les nouveaux maitres de la Libye, dont plus de 150 000 Tchadiens retournés dans leur pays d’origine19, et de l’exode de milliers d’anciens combattants à la solde de l’ancien régime. À ce propos, il faut reconnaître au président Déby d’avoir été un des premiers chefs d’Etat à attirer l’attention de la communauté internationale sur les conséquences catastrophiques pour la bande sahélienne du chaos provoqué en Libye.

D’autre part, il faut noter que les dépenses militaires tchadiennes sont en forte progression, ayant été pratiquement multipliées par huit entre 2004 et 200820, tandis que les importations d’armes répertoriées, principalement de France et d’Ukraine, suivaient une courbe comparable. En plus, de nombreux armements n’auraient été déclarés, ni par le Tchad, qui n’a jamais participé au Registre de l’ONU sur les transferts d’armes21, ni par les pays vendeurs22. Ces achats massifs, couplés à une absence de transparence, font naître la suspicion que certains matériels auraient pu être détournés vers des acteurs non-étatiques.

Un faisceau d’allégations

Par ailleurs, un grand nombre de Tchadiens combattraient au sein de Boko Haram. Ainsi, lors d’une attaque sur Biu (Etat du Borno, Nigeria) le 14 janvier 2015, quinze membres tchadiens du groupe armé auraient été tués23. Dans les régions sous son contrôle du nord-est du Nigeria, les tribunaux mis en place par Boko Haram seraient systématiquement présidés par des Tchadiens24. Ce seraient également des Tchadiens qui auraient l’expertise nécessaire pour manier des armes lourdes sophistiquées, comme des blindés et de l’artillerie25.

En outre, des médias nigérians, citant un mémo de services de renseignement nigérians datant de 2011, font état de l’existence d’un camp d’entraînement de Boko Haram en territoire tchadien, plus précisément près de la ville d’Abéché26, à 750 km à l’est de N’Djamena. Ce camp, très éloigné des zones d’opération du groupe djihadiste, n’aurait pu exister qu’avec l’assentiment du gouvernement tchadien. Cependant, s’il a existé, ce camp n’est certainement pas le seul dans la région. Le 21 décembre 2014, l’armée camerounaise en a démantelé un dans le département de Mayo-Danaï, dans la région de l’Extrême-Nord, récupérant plus de 80 enfants qui y étaient formés et arrêtant 45 instructeurs27. D’autres camps de Boko Haram, où les adeptes étaient formés au maniement des armes, existaient au Nigeria, notamment dans la forêt de Sambisa28, et ont même été découverts à Tombouctou, au Mali, en janvier 201329, et près de Diffa, dans le sud-est du Niger, en février 201430 mais, à l’inverse du cas d’Abéché, jamais la collusion des autorités centrales n’a été suspectée.

Relevons aussi que du carburant tchadien de contrebande semble approvisionner Boko Haram, ainsi que certaines régions du Cameroun et des zones sous le contrôle des rebelles de la Seleka en Centrafrique31. Selon des médias tchadiens, ce pétrole serait directement issu des réserves appartenant à la famille présidentielle32.

Tous ces éléments ont fait dire à certains médias, notamment nigérians et camerounais, ainsi qu’à des organisations de la société civile nigériane, comme Every Nigerian Do Something (ENDS)33 et #BringBackOurGirls (BBOG)34, que les autorités de N’Djamena ont été complices de Boko Haram. Les accusations de BBOG ont été principalement alimentées par le pseudo-accord conclu le 17 octobre 2014 entre les autorités nigérianes et Boko Haram, sous la médiation personnelle du président Déby, et qui aurait dû entrainer un cessez-le-feu et la libération de plus de 200 jeunes filles enlevées à Chibok (Etat du Borno) six mois plus tôt35. L’accord n’a pas été mis en œuvre et Shekau a déclaré, dans une vidéo diffusée le 1er novembre, qu’il n’avait jamais été conclu36. À Abuja, les responsables gouvernementaux semblaient se diviser sur la responsabilité de Déby dans ce fiasco, les uns pensant qu’il avait été involontairement trompé par le groupe djihadiste, désireux de se réorganiser et de se redéployer, les autres soupçonnant le président tchadien – devenu brusquement indisponible après l’annonce de l’accord – d’avoir voulu délibérément piéger les autorités nigérianes37.

Les relations suspectes du président Déby

Un autre élément particulièrement troublant est l’amitié qui lierait le président Déby à Ali Modu Sheriff, ancien gouverneur de l’état du Borno et dont l’élection doit vraisemblablement beaucoup au soutien offert par Boko Haram en 2003. En échange, le beau-père de Mohammed Yusuf, fondateur du mouvement, assassiné en 2009, avait été nommé commissaire des Affaires religieuses de son gouvernement38. Goodluck Jonathan, alors président du Nigeria, a publiquement déclaré, en avril 2013, que Sheriff avait été un « ami » de Yusuf39.

Or, Sheriff, qui est un visiteur régulier du Tchad, en particulier de la capitale et d’Abéché, bénéficierait de la protection du président tchadien dont il aurait financé la campagne électorale de 2011, notamment en lui fournissant 35 véhicules pour sa sécurité40. En contrepartie, une société appartenant à Sheriff s’est vue attribuer deux blocs pétroliers dans le sud du pays41. Certaines sources, dont Stephen Davis, négociateur australien ayant tenté de faire libérer les filles de Chibok, ont accusé Modu Sheriff de continuer à financer Boko Haram42, voire d’organiser des transferts d’armes à son bénéfice ou de superviser le présumé camp d’Abéché43.

Cependant, en juillet 2014, Sheriff – jusque-là membre d’un parti d’opposition – a rejoint le People’s Democratic Party, au pouvoir44, et est devenu un allié de poids du président Jonathan, tandis que, le 16 décembre 2014, les services de renseignement nigérians – le State Security Service (SSS) – exonéraient Sheriff de toute complicité avec Boko Haram45. Par conséquent, malgré les intérêts électoraux qui sous-tendaient ces revirements, on pourrait difficilement reprocher au chef d’Etat tchadien d’entretenir d’étroites relations avec un homme blanchi par les autorités nigérianes des soupçons de soutien à un groupe armé nigérian…

Une autre relation trouble du Président Déby est celle entretenue avec son ancien opposant, devenu proche conseiller, Mahamat Bichara Gnorti, arrêté par les autorités soudanaises à Al-Jeneina, capitale provinciale du Darfour-ouest, le 17 novembre 2014, après que la fouille de son camion ait révélé qu’il transportait, en direction du Tchad, 19 missiles portables antiaériens SAM7 (SA-7 « Grail » selon la terminologie OTAN, 9K32 Strela-2 selon la terminologie soviétique/russe) provenant des arsenaux de l’armée soudanaise et qu’il aurait obtenus en corrompant une demi-douzaine d’officiers. Muni d’un laisser-passer des autorités tchadiennes, il aurait déclaré pendant son interrogatoire que l’armement était destiné à Boko Haram et qu’il agissait pour le compte du président Déby en personne46.

Cette arrestation a soulevé beaucoup de vagues dans la presse des pays concernés, y compris au Soudan, dont les médias sont pourtant sous étroit contrôle étatique47. Plusieurs émissaires tchadiens auraient été dépêchés à Khartoum avec pour mission de faire libérer Gnorti et auraient même brandi la menace d’une rupture des relations diplomatiques, mais ils se seraient heurtés à une fin de non-recevoir des autorités soudanaises48. C’est très probablement pour obtenir des explications que le président Jonathan, accompagné notamment du chef de sa National Intelligence Agency, a effectué une visite inopinée à son homologue tchadien le 24 novembre à N’Djamena49, mais le président Déby aurait nié tout soutien à Boko Haram50. Entre-temps, le gouvernement nigérian aurait lancé une enquête pour vérifier la véracité de ces allégations51.

Cette affaire, plus que toute autre concernant la relation entre le Tchad et Boko Haram, pose des questions particulièrement troublantes sur la nature des relations du président Déby avec Boko Haram. Mais, paradoxalement, elle semble laver de tout soupçon les autorités soudanaises, parfois accusées de soutenir le groupe armé52, bien qu’il y ait lieu de s’inquiéter de la corruption régnant au sein de leurs forces armées.

Notons également que des hommes politiques, comme le neveu d’Idriss Déby, ancien ministre devenu récemment président de la Banque de développement des Etats de l’Afrique centrale, Abbas Mahamat Tolli, et le ministre des Transports et de l’Aviation Civile, Abdelkerim Souleymane Teriao53, un ancien rebelle, appartiendraient, selon l’opposition tchadienne, à des milieux intégristes musulmans soutenant Boko Haram54.

Le chaînon manquant saoudien ?

Quant aux motivations qui auraient pu animer le pouvoir de N’Djamena, on en est bien entendu réduit aux hypothèses. Cependant, l’influence exercée par l’Arabie saoudite sur certains milieux politiques et religieux tchadiens pourrait fournir une explication, au moins partielle, à ces connivences. D’une part, grâce à des imams formés en masse dans ce pays, le wahhabisme et du salafisme ont effectué une percée spectaculaire au Tchad, au point que quelque 20 % de la communauté musulmane auraient abandonné le soufisme traditionnellement dominant dans la région pour des pratiques importées du Moyen-Orient55. D’autre part, le royaume saoudien a été fréquemment soupçonné d’entretenir des relations avec Boko Haram. Les négociations, mentionnées plus haut et conduites sous la médiation du président Déby, dans l’espoir d’une libération des jeunes filles de Chibok, se sont en effet tenues en Arabie saoudite56. Trois ans plus tôt, un porte-parole de Boko Haram avait déclaré que Shekau s’était rendu dans ce pays et y avait obtenu un « soutien technique et financier » d’Al-Qaida57. Il a également été question de liens avec des fondations et des organisations basées dans le royaume58, tandis que, selon le journal satirique français Le Canard Enchaîné, Boko Haram serait financé par des « monarchies pétrolières du Moyen-Orient »59. Un pivot de cette connexion saoudo-tchadienne serait l’homme d’affaires Abakar Tahir Moussa, qui a passé une grande partie de sa vie dans la pétromonarchie60.

En tout cas, ce ne serait pas la première fois que des gouvernements africains sont accusés de soutenir des groupes armés actifs dans des pays voisins. Ainsi, les autorités tchadiennes sont largement soupçonnées d’avoir plongé la Centrafrique dans le chaos en promouvant les insurgés de la Seleka61. Néanmoins, on peut se demander quel serait l’intérêt des autorités de N’Djamena à déstabiliser ses voisins, en particulier le Cameroun. En effet, le Tchad, pays enclavé, est fortement dépendant de Yaoundé pour ses importations de nombreuses denrées, ainsi que pour ses exportations de pétrole : plus des trois-quarts des 1050 km de l’oléoduc permettant l’exportation de l’or noir tchadien se trouvent en territoire camerounais. Cependant, l’encouragement de l’activité de Boko Haram au Cameroun pourrait être une forme de rétorsion envers Yaoundé, dont la forte hausse des droits de passage du brut tchadien intervenue en décembre 2013 a été jugée exorbitante par N’Djamena62. Par contre, un affaiblissement du Nigeria, principal rival militaire du Tchad dans la région, pourrait relever l’importance géostratégique du Tchad, qui fait figure d’un des rares pôles de stabilité dans une Afrique centrale et sahélienne où se multiplient les groupes armés et autres mouvements insurrectionnels. Par ailleurs, la découverte de pétrole en 2012 dans l’Etat du Borno63 n’est peut-être pas sans lien avec la recrudescence des activités de Boko Haram dans cette même région. L’insécurité que fait régner le groupe armé rend en tout cas impossible l’exploitation de ces réserves64, ce qui conforte le monopole pétrolier du Tchad dans la bande sahélienne.

L’engagement des troupes tchadiennes contre Boko Haram semble apporter un démenti radical à la complicité présumée des autorités de N’Djamena avec le groupe djihadiste. Pourtant, il pourrait simplement révéler un changement tactique majeur du président Déby. Les raisons déterminantes de ce revirement restent à éclaircir. Mais les hypothèses sont nombreuses. La plus évidente est que le Tchad, et en particulier sa capitale, à portée de canon des zones où opèrent les hommes de Shekau, pourrait être à son tour menacé. Les attentats-suicide dont a été victime N’Djamena en juillet sont là pour illustrer sa vulnérabilité. Ce changement de cap pourrait également résulter d’un mouvement d’humeur du président Déby, s’estimant floué après le non-respect de l’accord conclu à propos des lycéennes de Chibok en octobre 2014. Il pourrait également être le résultat de pressions internationales accrues, en particulier de la France et des Etats-Unis, dont l’influence reste prépondérante dans le pays.

Déby gagne sur tous les tableaux

De toute façon, les bénéfices que tire N’Djamena de sa déclaration de guerre à Boko Haram sont d’ores et déjà substantiels. D’une part, elle lui permet de s’affranchir de soupçons de plus en plus embarrassants de soutien à une insurrection, surtout après celui accordé à la Seleka centrafricaine. D’autre part, elle permet au président Déby de s’affirmer comme un leader régional, voire continental. En outre, alors que le Tchad était critiqué pour une utilisation peu orientée vers le développement de ses ressources pétrolières, le FMI, la Banque mondiale et l’Union européenne seraient maintenant en train d’adopter une position beaucoup plus nuancée65. Enfin, comme le pense l’universitaire Marielle Debos66, cette intervention contre un allié devenu gênant constitue une « aubaine » pour le président tchadien, qui « se positionne comme le pivot régional de la lutte antiterroriste » et « lui permet de faire oublier les violences passées, les pratiques peu démocratiques et la contestation sociale ».

Mais on peut également se demander dans quelle mesure la « tolérance » dont a longtemps bénéficié Boko Haram de la part des autorités de N’Djamena a contribué à sa fulgurante montée en puissance jusqu’aux premiers jours de l’année 2015.

Georges Berghezan, 29 septembre 2015

____________________________________________________________________________________

1 Boko Haram (littéralement « le livre est un péché ») est en fait le surnom d’un groupe armé qui, jusqu’en avril 2015, déclarait s’appeler « Groupe pour la tradition prophétique, la prédication et le jihad», avant de se rebaptiser « Province de l’Afrique de l’Ouest de l’Etat islamique ».
3 Christophe Châtelot, Pourquoi le Tchad s’engage dans la lutte contre Boko Haram, Le Monde, 6 février 2015.
5 Boko Haram attaque pour la première fois le Tchad, La Libre Belgique, citant AFP, 13 février 2015.
6 À l’exception d’une attaque visant des ressortissants nigérians dans un village frontalier en août 2014. Voir Boko Haram trails Nigerians to Chad, kills 6, Daily Trust (Abuja), 6 août 2014.
7 Reinnier Kaze, Le Cameroun, plaque tournante d’un trafic d’armes destinées à Boko Haram, Yahoo Actualités, citant AFP, 4 avril 2014 ; David Wenaï, 20 ans de prison pour des membres de Boko Haram, Camer.be (Bruxelles), citant L’œil du Sahel, 31 juillet 2014 .
8 Un dirigeant de Boko Haram arrêté, BBC Afrique, 26 septembre 2014 ; Raoul Guivanda, Kousseri : un chef local de Boko Haram arrêté, Camer.be, citant L’Oeil du Sahel, 26 septembre 2014 ; Cameroonian Military Capture Boko Haram’s Top Commander, Abakar Ali, Sahara Reporters, 26 septembre 2014.
10 Freedom C. Onuoha, Porous Borders and Boko Haram’s Arms Smuggling Operations in Nigeria, Al Jazeera Center for Studies, 8 septembre 2013 ; Deux islamistes nigérians tués à la frontière avec le Tchad, Slate Afrique, 1er août 2012.
12 Tchad : La circulation des armes qui fait peur dans le-Moyen-Chari et le Mandoul, Groupe de réflexion et d’action pour le Tchad, 31 juillet 2014 ; Adil Abou, Tchad: Importante quantité d’armes saisies à Abeché, Alwihda (N’Djamena), 15 décembre 2014.
13 Abdelwahid Ahmat, Cameroun : La police camerounaise découvre des armes dans un véhicule, Alwihda, 19 décembre 2014.
15 Chantal Uwimana (Transparency International), Corruption In Nigeria’s Military And Security Forces: A Weapon In Boko Haram’s Hands, Sahara Reporters, 19 juin 2014.
16 Edouard Kingue, Circulation des armes de guerre : trafic ou complot contre le Cameroun ?, Camer.be (Bruxelles), citant Le Messager (Douala), 8 octobre 2014 ; Reinnier Kaze, Le Cameroun, plaque tournante d’un trafic d’armes destinées à Boko Haram, op. cit.
17 Reouhoudou Innocent, Tchad : 30 armes de guerre saisies, Alwihda, 7 janvier 2015.
19 L’OIM au secours de migrants tchadiens en détresse expulsés de Libye, Organisation internationale pour les migrations, 12 février 2013.
20 Selon le Stockholm Institute for Peace Resarch (SIPRI), les dépenses militaires du Tchad ont même plus que décuplé durant cette même période, pour atteindre 274 milliards de francs CFA ou 7.1 % du PiB en 2008. Voir SIPRI Yearbook 2014, pp. 222 et 236.
21 Reporting to the United Nations Register of Conventional Arms, Statistics Update 2014, United Nations Office for Disarmament Affairs (UNODA).
24 Nicholas Ibekwe, Boko Haram: Nigeria downplays Chad’s move to capture Baga, Premium Times (Abuja), 19 janvier 2015.
25 Guibaï Gatama, Boko Haram : La stratégie suicidaire du Tchad, Camer.be, citant L’œil du Sahel, 10 novembre 2014.
29 Drew Hinshaw, Timbuktu Training Site Shows Terrorists’ Reach, The Wall Street Journal, 1er février 2013.
33 Nicholas Ibekwe, op. cit.
34 Nigeria: Chad Denies Funding Boko Haram, allAfrica, citant Vanguard, 4 décembre 2014 ;
35 Boko Haram: le Nigeria annonce un accord sur la libération des lycéennes et un cessez-le-feu, Le Huffington Post, citant AFP, 17 octobre 2014 ; Sodiq Yusuff, EXCLUSIVE: How Idriss Déby brokered ceasefire, TheCable (Lagos), 18 octobre 2014.
36 Boko Haram says kidnapped schoolgirls ‘married off’, France 24, citant AFP, 1er novembre 2014.
38 Femi Falana, How Modu Sheriff Sponsored Boko Haram, Sahara Reporters (New York), 4 septembre 2014.
41 Madjiasra Nako, Les chinoiseries pétrolières de N’Djamena, Jeune Afrique, 29 avril 2014.
46 D. D., La collusion de Deby avec Boko Haram vient d’être définitivement établie au Soudan !, N’Djamena Matin, 20 novembre 2014 ; D. D., Collusion between Boko Haram and Idriss Deby, US Africa News, 23 novembre 2014.
47 L’édition du quotidien Al Intibaha du 27 novembre 2014 a fait allusion à cette affaire.
48 D. D., Affaire des missiles Sam7 destinés à Boko Haram : N’Djamena panique et menace Khartoum, N’Djamena Matin, 20 novembre 2014 ; Djarma Acheikh Ahmat Attidjani, Idriss Deby derrière Boko Harram !, Jeunes Tchad, 24 novembre 2014.
49 George Agba, Jonathan Meets Chadian President Over Reported Links With Boko Haram, Leadership (Abuja), 24 novembre 2014 ; Jonathan meets Chadian president again over Boko Haram, Premium Times, 25 novembre 2014.
51 Chad president’s friend buys 19 missiles for Boko Haram, Nigerian Tribune (Ibadan), 23 novembre 2014.
52 Martin Plaut, The Sudanese link: from Seleka in Central Africa Republic to Boko Haram in Nigeria, Africa, News and Analysis (Grande-Bretagne), 24 mai 2014.
53 Selon les sources, son nom s’écrit Teriao ou Terio.
55 Christophe Châtelot, N’Djamena redoute l’implantation de Boko Haram au Tchad, Le Monde, 4 février 2015.
57 Monica Mark, Boko Haram vows to fight until Nigeria establishes sharia law, The Guardian, 27 janvier 2012.
59 Le Canard Enchaîné, 14 mai 2014.
60 Les pétro-dollars à l’assaut de l’Afrique, Mondafrique (Paris), 26 mai 2014.
61 Yannick Weyns, Lotte Hoex, Filip Hilgert et Steven Spittaels, Mapping Conflict Motives: The Central African Republic, International Peace Information Service (IPIS, Anvers), novembre 2014, pp. 62-68.
63 Nigeria Discovers Oil In Lake Chad Basin, Information Nigeria, 10 septembre 2012.
64 Obafemi Oredein, Terrorists Dampen Oil Hopes In Nigeria’s Lake Chad Basin, E&P (Houston, USA), 17 mars 2014.
65 Roland Marchal, Chad’s Déby takes on Boko Haram, The Africa Report, 4 mai 2015?
66 Citée par Cyril Bensimon et Christophe Châtelot, in Le Tchad mobilise ses troupes contre Boko Haram, Le Monde, 22 janvier 2015. Voir également Jean-Baptiste Placca, Tchad: Idriss Déby Itno, entre démocratie et menace terroriste, RFI, 7 février 2015.
Étiquettes
Partagez

Auteur·e

djarmaacheikh

Commentaires